Les malades du sida se sont battus pour investir les champs politique et scientifique dès les prémices de la lutte contre le Sida. Un activisme souvent doublé d’une connaissance approfondie de la maladie. A la convention du Sidaction, les 9 et 10 juin derniers à Paris, ces combattants de la première heure sont revenus sur leurs parcours, qui ont fait évoluer les relations de pouvoir entre soignants et soignés. 

Dorothée Duchemin

« Vous êtes des précurseurs. Dans le VIH, on parle de personnes vivant avec le VIH (PVVIH). Dans toutes les autres maladies, on parle de patients, de cancéreux, de diabétiques… C’est une réelle avancée, qu’il faut entretenir et protéger. Vous avez un rôle majeur à jouer, la vision de la personne atteinte d’une pathologie évolue grâce à vous », souligne Olivier Lambotte, responsable d’unité médecine interne-immunologie clinique à l’hôpital Bicêtre et professeur d’immunologie clinique à l’Université Paris Sud, au cours de la Convention Sidaction.

Florence Thune [i], Christine Kafando [ii], Eric Fleutelot [iii]… Tous sont séropositifs, tous ont rappelé l’implication historique des PVVIH dans la lutte contre la maladie et ce, depuis le début de l’épidémie. Tous ont aussi fait part de leur expertise dans tous les domaines, des traitements en passant par la prévention et l’éducation thérapeutique… C’est avec eux, et toutes les autres personnes concernées, qu’est apparue la notion de patient-expert, née de la lutte contre l’épidémie du Sida.

L’acte fondateur, les principes de Denver

Acteur à part entière du système de santé, le patient-expert est une personne atteinte d’une maladie chronique et, qui grâce à une connaissance approfondie et une expérience vécue de sa pathologie, développe une expertise précise de celle-ci. Il devient ainsi une référence pour les malades et pour les médecins. Auparavant cantonné au VIH, le rôle du patient-expert est désormais reconnu dans l’ensemble du système de soins et est appelé à se développer. 

« Ce combat a changé le rapport entre les experts, les politiques et les malades. A l’époque, on nous faisait bien comprendre qu’il y avait d’un côté le savoir et le pouvoir, de l’autre les malades. Mais aux stigmates de la victime, les personnes atteintes par le VIH ont imposé la figure du malade expert de sa maladie. (…) Les combattant.e.s du Sida ont bousculé les rapports de force et ont replacé les personnes vivant avec le VIH au cœur du discours et des enjeux », rappelle Christophe Martet, ancien président d’art Up-Paris, directeur de la publication de Komitid et président de l’Association Paris sans Sida. 

Le chemin pour en arriver là fut long depuis l’acte fondateur. Le point de départ ? Les principes de Denver formulés en 1983 par des gays américains, séropositifs, au 2ème Congrès national sur le Sida et publiés en 1985. « Nous condamnons toute intention de nous étiqueter comme’victimes’, un terme qui sous-entend une défaite, et nous ne sommes qu’occasionnellement des’patients’, un terme qui sous-entend la passivité, l’incapacité de s’en sortir seul et la dépendance vis-à-vis des autres. Nous sommes des « Personnes vivant avec le SIDA » », ont-ils déclaré. 

Ces principes ont été présentés lors de la Convention Sidaction par Alain Volny Anne, activiste depuis le début des années 90, spécialiste des questions de recherche et de traitement. « Le passage du statut de malade au statut d’acteur est extrêmement important dans la lutte contre le Sida. C’est l’un des volets de l’exceptionnalisme de l’épidémie de VIH », a-t-il déclaré en introduction de sa prise de parole. 

Passé par la commission « traitements et recherche » d’Act Up-Paris, il rappelle deux des points majeurs de ces principes. Ceux-ci concernent la nécessité de s’approprier l’expertise sur la maladie de la part des personnes atteintes du VIH elles-mêmes : s’impliquer à tous les niveaux de la prise de décision, et, en particulier, siéger aux conseils d’administration des organisations impliquées dans la lutte contre la maladie et participer à tous les forums sur le sida avec la même crédibilité que tous les autres participants pour partager expérience et connaissance. 

« L’un de nos objectifs, rapidement atteint, fut d’intégrer le conseil d’administration de l’ANRS, Agence national de recherches sur le sida », se souvient Alain Volny Anne. « Quant aux forums, le tournant a été la cinquième Conférence internationale sur le Sida en 1989 à Montréal. Aucun patient malade du sida n’y avait jamais mis les pieds, mais cette année-là Act Up a réussi à enjamber quelques barrières pour y participer. » Depuis, les activistes sont de tous les congrès scientifiques. 

Activisme et expertise, piliers de la lutte

En France, pour Christophe Martet, les mouvements de lutte contre le VIH sont nés d’une conjonction de faits : une épidémie contre laquelle personne ne trouvait de solution et des victimes – gays, migrants, toxicomanes – remisés au ban de la société. 

« Alors, au milieu des années 80, ce sont les personnes atteintes et leurs proches – beaucoup de membres d’associations comme Arcat Sida ou Aides – qui ont commencé à s’informer et à informer les personnes séropositives. Elles ont entrepris un travail d’expertise, tant en matière de traitement, que de prévention et de droits sociaux. On obtenait des informations venues des autres pays, on lisait tout, on se partageait tout et on en savait souvent plus que son propre médecin. »

Les deux piliers de la lutte ? L’activisme et l’expertise, l’un n’allait pas sans l’autre. Après quelques années, les associations ont réussi à prendre place à la table des réflexions avec les politiques et les scientifiques. « En France, la création du TRT-5 en 1992 a été un tournant. Cela a marqué le début de la participation des associations de malades aux instituons politiques et scientifiques, comme l’ANRS », poursuit Christophe Martet. 

Collectif interassociatif, le TRT-5 est créé en 1992 par cinq associations (Actions Traitements, Act Up-Paris, Aides, Arcat Sida, et Vaincre le Sida) alors que le Sida décime les populations. TRT pour traitements et recherche thérapeutiques : la carte de visite est claire, agir et informer sur les questions thérapeutiques et de recherches. La création du TRT-5 acte la naissance de l’activisme thérapeutique, visant à permettre l’accès à tous aux nouvelles molécules contre le VIH, en particulier aux premières anti-protases disponibles en 1996. 

Si ces dernières furent à l’origine d’une réduction spectaculaire de la mortalité des PVVIH, les associations ont néanmoins poursuivi leur travail d’information, pour pallier les manquements des pouvoirs publics. Le TRT-5 participe désormais à l’élaboration des recommandations pour la prise en charge du VIH. « Nous sommes passés dans ces années-là, d’un modèle complètement prescriptif des chercheurs et des médecins, à un modèle coopératif », abonde Alain Volny Anne. 

La mobilisation des associations dans la lutte contre le VIH/sida, vue dans nulle autre maladie, a changé l’histoire de la médecine et a modifié la place qu’elle accordait aux personnes malades. Jusqu’à faire bouger le droit français : la loi du 4 mars 2002 consacre désormais le droit du patient de prendre des décisions concernant sa santé et l’obligation des soignants de lui donner toutes les informations nécessaires à ces décisions.

PVVIH, des patients comme les autres ? 

Alors que l’infection à VIH est désormais considérée comme une maladie chronique, que reste-t-il aujourd’hui de ces combats ? En ce sens, une session de la Convention Sidaction, intitulée « Les Personnes vivant avec le VIH, d’acteurs.rice.s à patient.e.s ? », interrogeait le rôle des PVVIH en 2023. Sont-ils aujourd’hui devenus des patients comme les autres en même temps que des traitements efficaces ont émergé ? « C’est vrai qu’on n’est plus très nombreux, les séropositifs, à parler du VIH. Même dans les associations, les personnes séropositives sont moins nombreuses. Pourtant, on a toujours besoin de visibilité, parce que l’épidémie n’est pas terminée et que les personnes séropositives sont toujours là et nombreuses » indique Christophe Martet.

« On a des traitements, mais ce sont des cachets tous les jours, plusieurs fois par jour et pour toute la vie. Alors, oui, cela a encore du sens de s’engager, notamment dans la Cure. Il reste encore du chemin pour arriver à la guérison. Dans certains pays, comme aux Etats-Unis, ça coûte toujours cher de se traiter. Et quid de tous ces pays où on n’a toujours pas accès au traitement ? Je ne me satisfais pas de cette situation, la guérison garde du sens », ajoute-il.

Pour que l’avenir de l’humanité s’envisage « sans sida », l’engagement des PVVIH dans la lutte est aujourd’hui plus que jamais nécessaire. En effet, de nombreux essais « Cure » sont aujourd’hui en développement, mais sans volontaires vivant avec le VIH, ils n’aboutiront pas. Lors de la Convention, Mickaël Ploquin, représentant d’Act Up Paris au TRT-5, a ainsi rappelé l’importance, en considérant l’enjeu de ces essais, de faire intervenir à chaque étape de pilotage des essais thérapeutiques les représentants des PVVIH. Objectif : obtenir un consentement totalement éclairé au vu du risque endossé par la personne candidate. 

Outre la cure, pourquoi l’activisme est-il encore utile ? « Même si les médicaments ne sont pas aussi toxiques que dans les années 90, il existe encore des effets indésirables. Reste aussi la question des interactions entre les médicaments qui ne sont pas encore toutes connues. Et celle des comorbidités – les maladies cardiovasculaires, les cancers… – parce que nous vieillissons mais aussi parce qu’il existe une inflammation résiduelle due au VIH. C’est pourquoi nous devons continuer à interroger les scientifiques sur ces sujets » énumère Alain Volny Anne, désormais membre de l’association européenne EATG.

La relève

Durant cette convention, il a été beaucoup question de la relève. Qui pour reprendre le flambeau de ces activistes dont beaucoup ont aujourd’hui plus de 60 ans ? A la tribune, la prise de parole de la jeune Keny-Neilla Ishimwe, ambassadrice au Burundi du réseau Grandir ensemble, a marqué les esprits. Accès aux soins, droits des jeunes et adolescents vivant avec le VIH, celle qui fait aussi de la pair-aidance auprès des malades est une activiste qui témoigne de son engagement, aujourd’hui et pour demain. 

En France, Andrea Mestre, séropositive, mariée, mère de trois enfants est très active sur Instagram. Après le dépistage, la dépression, une tentative de suicide, elle veut « donner un visage au VIH ». Elle le reconnaît, elle ne connaissait rien au virus avant l’annonce du diagnostic. « Je ne me sentais pas concernée, en France, en 2014 ». Elle aussi est entrée dans la lutte, une lutte contre la sérophobie, « ce frein au dépistage, ce frein à la fin du VIH, ce frein à la prise en charge thérapeutique, ce frein à la parole des personnes concernées ». Silence = Mort. Tel était le mot d’ordre d’Act Up-Paris dans les années 80 et 90. C’est toujours celui d’Andrea Mestre en 2023. 

Notes et références

[i] Directrice générale de Sidaction

[ii] Présidente de l’association Espoir pour Demain

[iii] Directeur technique, pôle grande pandémie, Département Santé d’Expertise France

Cet article est tiré de Transversal.

Crédit photo : Cyril Marcilhacy.